Éclectisme entre post-romantisme et postimpressionnisme dans le travail d’Anselm Kiefer
Les œuvres les plus proéminentes de Kiefer sont sans doute ses paysages extraordinaires et fascinants. On dirait qu’ils contiennent une grande force spirituelle, voire qu’ils remettent en question cette force. Ces œuvres ont leur origine dans l’histoire de l’art et sont, en même temps, des élégies qui sortent des événements historiques, de la cendre de la guerre. Les paysages de Kiefer ne sont pas joyeux, ils ouvrent sur un passé pillé, à jamais perdu. « Un thème récurrent dans l’œuvre de Kiefer, qui apparaît aux alentours des années 1980 et déjà dans la deuxième moitié des années 1970, c’est le paysage, présent jusqu’à aujourd’hui. Ce paysage a toujours une matrice identique, une fuite à perspective très serrée qui s’étend jusqu’à l’horizon, un horizon écrase. C’est généralement un paysage d’hiver, en jachère, qui permet un certain nombre de projections, un paysage en état de transformation. Il accueillie souvent du texte et l’on pourrait en quelque sorte le superposer aux images des voies de chemin de fer qui mènent aux fours crématoires et qui nous sont aujourd’hui familières mais qui ne seront perçus comme telles peut-être qu’ultérieurement, parce que c’est difficile de voir cela à cette époque-là. »[1] Kiefer a adapté une grande partie de littérature dans ses œuvres. Aussi, si nous voulions séparer une grande partie de ses peintures et la présenter comme l’ensemble des œuvres de Kiefer, on doit dire qu’une grande partie de la peinture de Kiefer inclut ses paysages. Ces deux sources se réunissent et constituent les références qu’il a adaptées à partir de ses concepts préférés dans son travail et le fondement de la tradition picturale. Dans un regard sur le passé et l’histoire, nous sommes associés à la tradition de la peinture romantique allemande, qui est maintenant dans le contexte des travaux de Kiefer, qui, avec un ton critique, rejette toute sorte de nostalgie, ce qu’on peut appeler une sorte de post-romantisme. Un post-romantisme qui a beaucoup de références critiques.
A côté de cet argument général, on doit également ouvrir un autre angle pour l’analyse des paysages de Kiefer. Et ce sont les manières par lesquelles Kiefer développe la qualité picturale de son travail.
Alors que nous parlons de l’influence de la tradition de l’expressionnisme allemand sur le travail de Kiefer, nous pouvons tourner notre esprit et trouver une source d’inspiration différente dans la tradition de l’expressivité pour son travail. Nous pouvons revenir à Van Gogh, y rechercher les racines du travail de Kiefer. Par exemple en regardant le tableau « Champ de blé aux corbeaux », nous pouvons trouver une ligne de démarcation entre celui-ci et les paysages de Kiefer, affirmant ainsi que le travail de Kiefer est une continuation picturale de l’œuvre de Van Gogh, adaptée à l’époque contemporaine. Et ainsi, on peut voir les effets de différentes traditions expressives sur le processus de création de ces paysages. Le travail de Van Gogh dans la continuité de la tradition impressionniste atteint un niveau d’expressivité qui est devenu une source d’inspiration particulière à l’époque contemporaine.
Les paysages de Kiefer se sont fait fouetter. Les coups de fouets y ont laissé des fissures, des écarts, des brûlures. Kiefer nous narre des paysages d’une culture ancienne, arrivés à une impasse. Au sortir d’une guerre violente et folle, ils sont las et déchirés. Les couleurs et les formes pompeuses qui représentaient jadis un pays vert et fertile et la gloire d’une culture présomptueuse ont brûlé et représentent leur propre apocalypse. Les paysages las, froids et morts, la neige mélangée avec du sang, les fermes à blé incinérées, les arbres et les champs déchirés sont tous endeuillés et ont subi une métamorphose, comme si leur ciel est tombé par terre. Daniel Arasse les décrit ainsi : « Avec leur horizon élevé qui ne donne à voir qu’une terre désolée, détruite ou brûlée, ces « paysages » contredisent la grande tradition allemande de la peinture de paysage – que s’était appropriée le national-socialisme pour en faire l’exemple de la « vision allemande », l’« autoportrait de l’âme » allemande et la « prolongation organique de son génie » . Pourtant, par leur configuration, les paysages de Kiefer ressemblent, à s’y méprendre parfois et à croire qu’il s’en serait inspire à certains paysages. »[2] Nous sommes confrontés à des conflits et des alignements historiques dans le travail de Kiefer, le conflit entre la tradition du néoclassicisme et la tradition du romantisme que j’ai mentionné, et que Kiefer reproduit d’une manière différente dans son processus de travail. Le parallélisme qui se crée dans les œuvres de Kiefer est également ancré dans l’histoire : nous sommes conscients des racines communes de la littérature romanesque et de la peinture romantique à travers l’histoire, maintenant, dans les œuvres de Kiefer, nous assistons à un autre ancrage.
Les paysage de Kiefer sont ancrées dans la tradition du romantisme sous deux angles, à la fois esthétiquement et du point de vue de l’image que Kiefer nous a présentée, ainsi qu’aux adaptations apportées par Kiefer aux textes littéraires. « Kiefer inverse le principe de l’agrandissement de l’espace de la tradition romantique. Au lieu de faire du paysage le lieu d’une nouvelle spiritualité procurant un sentiment d’évasion, il produit un sentiment d’immersion qui s’oppose à la distance nécessaire pour apprécier un point de vue panoramique. II ne s’agit pas d’un « paysage vis-à-vis », mais d’un paysage qui engage à une conscience non spectatoriale du paysage. »[3] Le point d’attention qui doit être tiré de ces lignes et auquel on doit prêter une attention particulière est la reconnaissance de la peinture. En fait, le même contexte dans lequel vous opérerez est sur la base de vos concepts par le processus de création de votre travail (La sélection du processus de travail est également directement liée à votre connaissance de votre médium). Kiefer et d’autres peintres qui ont pu jouer un rôle particulier dans le développement du média pictural ont tout d’abord réussi à parvenir à une véritable compréhension de la peinture, et c’est grâce à cette vraie compréhension que Kiefer est capable d’exprimer ses concepts et ses idées avec le langage pictural qui est enraciné dans la tradition du romantisme et qui peut couvrir divers aspects de la volonté de Kiefer dans le processus de création de ses œuvres. La problématique est la suivante : le choix d’un processus de travail conforme aux idées et aux préoccupations, la compréhension de la peinture et la possibilité de la développer et de l’avancer en tant que médium dynamique à l’époque contemporaine.
Kiefer doit cette amère poéticité à la grande tradition romantique allemande. Or il ne s’agit plus de l’immensité au service de la gloire de la nature ; l’immensité n’existe plus, elle est brûlée et n’a laissé qu’un amas de cendre, qu’un abîme de sang et de sol. Pour Arasse, « il s’agit de fonds, désolés ou angoissants, qui donnent figure à l’idée du Land, de la Terre allemande devant laquelle il convoque l’histoire et les mythes pour les mettre à l’épreuve de ce qu’on pourrait appeler, après Nietzche, le tribunal de sa mémoire. Les « paysages » de Kiefer ne critiquent donc pas seulement l’idée de la peinture de paysage comme expression de l’âme allemande ; ils évoquent aussi le thème, plus fondamental encore dans l’idéologie nazie, de cette Terre que le labeur séculaire du peuple allemand a façonnée et transfigurée jusqu’à en faire le « corps collectif de son âme collective ». »[4] De cette manière, son travail trouve également des aspects critiques au romantisme allemand, et il utilise divers éléments de la tradition de la peinture pour avancer dans cette voie. Il décompose les frontières et traite de l’éclectisme des traditions, qui est devenu une caractéristique importante de la peinture contemporaine. L’éclectisme des traditions permet d’utiliser un large éventail de sources d’inspiration pour développer son travail afin de faire avancer le processus de travail sur la base des concepts que le peintre cherche à explorer. Ainsi, les racines du travail de Kiefer doivent être retracées non seulement dans la tradition picturale d’allemande, mais aussi sous l’influence d’autres traditions picturales, en particulier l’influence des post-impressionnistes et impressionnistes. L’influence des peintures comme Monet sur les paysages de Kiefer est indéniable. Les paysages créés par l’entrelacement de taches expressives, qui créent la passion et la folie de créer un moment menant au coucher du soleil dans l’œuvre de Monet, sont transférés au travail de Kiefer, qui s’inspire de ces espaces picturaux pour créer ses propres paysages avec différents outils et matériaux.
[1] COHN, Danièl. LAUTERWEIN, Andréa. ALVAREZ, José. Anselm Kiefer au Grand Palais : Sternenfall = Chute d’étoiles, Monumenta. Éditions du Regard, 2007. P 52
[2] ARASSE, Daniel. Anselm Kiefer. Éditions du Regard, 2007. P 123
[3] LAUTERWEIN, Andréa. Anselm Kiefer et la poésie de Paul Celan. Regard, 2015. P 136
[4] ARASSE, Daniel. Anselm Kiefer. Éditions du Regard, 2007. P 138